IntroductionAujourd’hui, la question concernant la possibilité de la politique dans le monde moderne occupe tous les philosophes de la politique, et il semble que ce problème est propre à notre époque. Néanmoins, cette question n’est qu’une variante des questions classiques sur la pertinence de la politique, visant à la séparer en tant qu’un objet d’analyse. Dans mes réflexions sur la politique dans la société contemporaine, je voudrais utiliser les catégories proposées par Michel Maffesoli pour deux raisons.
D’abord, sa théorie se situe très près des motifs classiques de la pensée sociologique. Puis, il attribue à la politique une signification bien particulière. Maffesoli a pris Machiavel pour le patron de son Temps des tribus. À première vue, ce choix n’est pas évident.
On peut lire cet ouvrage comme une ardente polémique avec la politique dans les sens donnés par Machiavel, en tant qu’un art de gagner et de maintenir le pouvoir. La crise de la politique ainsi définie devient l’un des sujets les plus importants de l’autonarration de la société contemporaine.
L’originalité de Maffesoli a donc les mêmes origines que celle de Machiavel – tous les deux, ils comprennent qu’il est temps de réviser notre compréhension du politique. Maffesoli propose un retour à la « pensée de la place publique », à la politique qui n’est pas faite à partir de la perspective des salons et des académies. Dans ce texte, je voudrais demander si cette vision n’entraîne pas l’effacement du problème de la politique en général. C’est ainsi que je vais opposer les idées de Maffesoli et celles de >>> Max Weber, en indiquant les points où ils ne peuvent pas s’accorder.
La naissance de la société néotribale
Maffesoli nous donne une critique de l’hyper-organisation moderne, de l’hypertrophie des régulations, de la fiction omniprésente de l’individualisation. Cette critique concerne des théories sociologiques ainsi qu’une réalité sociale que celles-ci décrivent et construisent. Maffesoli s’oppose notamment à la vision weberienne de la modernité : Weber – par le postulat de Wertfreiheit – affirme « un type moderne de l’homme rationalisé comme la somme des habitudes stéréotypées : l’homme d’organisation » . Maffesoli fait une opposition entre ce désenchantement et le réenchantement postmoderne. Les institutions dépourvues de la magie et la sociologie scientifique sont incapables de faire face à la pression de l’irrationnel qui est une conséquence immédiate de la rationalisation.
Maffesoli a développé le concept de « la société néotribale » mais il vaut mieux parler d’une « société des néo-tribus ». Cette dernière, bien qu’elle ressemble beaucoup à ses ancêtres pré-modernes, s’est fondée sur un mode inédit de construction des relations interpersonnelles, retournant à la pure socialité processuelle.
La socialité – d’après Maffesoli – est une réinterprétation synthétique de la solidarité organique durkheimienne et de la sociabilité simmelienne. Maffesoli renverse le sens des deux types de solidarité sociale de Durkheim : le type mécanique, typique de la société moderne, s’opposant au lien organique né de la diversité, qui est caractéristique d’une société tribale. Quant à la sociabilité, celle-ci inspire Maffesoli particulièrement comme une forme primordiale de la socialisation. La nature volontaire, l’importance d’un élément proxémique, la légèreté et le plaisir – telles sont les propriétés des relations sociales selon Simmel, que Maffesoli attribue à toutes les interactions.
Le principe d’appartenance
Les communautés fondées sur une telle socialisation ont plusieurs aspects particuliers dont le premier est la viscosité de la vie tribale. Maffesoli fait valoir que la compacité exceptionnelle des néo-tribus découle du principe de l’appartenance fondée uniquement sur les propriétés qui ne peuvent pas être acquises par une action délibérée. On ne peut pas apprendre à aimer le thrash metal ou la prose de Virginia Woolf : tout simplement, un jour, il est clair que l’on ne puisse plus vivre sans eux. C’est le goût qui nous donne un billet d’entrée à la tribu des fans, vu le rôle joué par l’esthétique dans la vie tribale.
Les membres d’une tribu se reconnaissent grâce à des signes externes. On peut se contenter de la métaphore de Goffman selon lequel il s’agit là d’une conséquence de la multitude des rôles joués par les individus dans des spectacles différents. Maffesoli l’accepte, mais il va plus loin, vers l’extérieur de ce goût qui dirige les personnes vers des rôles divers. Le goût fonctionne d’une manière mécanique : il est même difficile de parler des « choix esthétiques ». À un moment, certaines choses cessent de correspondre à une certaine « forme de vie ». Mais la forme de vie wittgensteinienne n’est pas réglée a priori – une hexis est requise pour suivre les règles, celle qui est intégrée à la vie communautaire fondée sur l’émotivité et la spontanéité. Ainsi, la forme de la vie d’une tribu ferme-t-elle l’accès aux « autres ». Une tribu constitue un groupe de personnes qui se reconnaissent mutuellement par leur vêtement similaire, c’est-à-dire par l’esthétique sans implications morales ou intellectuelles immédiates. Par conséquent, Maffesoli fait valoir que l’on peut caractériser l’attitude néotribale par « l’immoralisme éthique ». L’éthique cesse de garantir la cohérence de la vie à la moderne, elle n’ordonne pas la biographie, elle ne produit pas de subjectivité individuelle. La communauté émotionelle est instable, ouverte, tout en demeurant dans une relation anomique avec la moralité reconnue.
Dominer une tribu ?
Tout mène à la conclusion que, dans une tribu, il n’y a pas de place pour la domination au sens weberien, définie comme la chance d’obéissance. Le goût, sans être systématique ni réglé, ne peut pas la garantir. Maffesoli fait une exception pour la domination charismatique, le seul type de domination fondée sur la dépendance personnelle du leader. Chez Weber, la domination charismatique dure pourtant aussi longtemps que le charisma du leader. En revanche, un charisme néotribal persiste jusqu’à ce que les membres de la tribu aient une attitude émotionnelle subjective envers le leader.
Une tribu – fermée du point de vue épistémologique et communicationnel – reste en même temps ouverte puisque l’abandon n’est pas limité. Cela résulte de l’inconstance du goût. La « chance d’obéissance », qu’a un leader tribal charismatique, est alors sûre et imprévisible à la fois. Le chef d’une tribu ne sait jamais le nombre de ses supporters, bien qu’il puisse être sûr de leur loyauté.
Dominer une société tribale ?
Si l’on constate que la catégorie de domination weberienne ne s’applique pas à une seule tribu, il nous reste à élargir le champ d’intérêt à une multitude de tribus. Par là, on reprend la question de l’identité tribale en tant que fondement de l’intégrité individuelle et sociale. Si chaque néo-tribu a sa propre forme de vie, qu’est-ce qu’était une société composée de telles néo-tribus ?
Maffesoli ne nous donne pas une réponse directe. Il utilise la métaphore du réseau pour indiquer une variété de dimensions du néo-tribalisme. Cette métaphore n’explique pas, cependant, comment un ensemble construit d’unités si périssables peut exister. Cela nous amène à la question de la dualité des règles selon lesquelles fonctionne la société néotribale.
La personne (persona) dans une tribu – au niveau micro – agit en tant que membre de la communauté émotionnelle sans dimension institutionnelle. En même temps, l’individu opère dans le domaine du macro-social dont les institutions sont « archaïquement modernes ». Le paradoxe de cette macro-société tient à ce qu’elle ne trouve pas son équivalent au niveau de l’identité individuelle. Cela présente un double obstacle : l’individu n’est plus en mesure de soutenir les institutions dont la logique lui est étrangère et ces institutions perdent leur légitimité. C’est ainsi que le tribalisme a corrompu toutes les institutions sociales . Par conséquent, la personne néotribale vit dans une sorte de commensalisme avec les institutions : sans contribuer à leur fonctionnement, elle fait usage de ce qu’elles offrent. Ce commensalisme se transforme parfois en parasitisme. Ce principe s’applique à toutes les institutions, les institutions politiques y compris.